« I know this face…but I can’t remember where I see you….»

Offrant son visage à la cascade d’une eau brûlante qui dévalait son corps dénudé, elle avait clos ses yeux où déjà des larmes perlaient en leurs coins, s’entremêlant avec les gouttes frappant sa peau, pour rouler sur ses pommettes rosées et disparaitre. Malgré la lutte qu’elle menait pour ne pas y penser, elle était assaillie par les images, encore fraiches, du décès de son père. Elle avait vu sa poitrine qui lentement avait cessée de se soulever ainsi que sa vie quittant doucement son regard pour finalement ne laisser qu’une enveloppe charnelle vide. Mains contre ses blessures, elle avait vainement tenté de stopper l’hémorragie. Mais il est impossible de ramener un mort à la vie, exception faite si du sang vampirique en quantité suffisante courrait dans son organisme. Pour un chasseur tel que son père, la mort au combat était une fin acceptable, la transformation en vampire, juste impensable.

Elle prenait conscience que jamais elle ne le reverrait, pas dans ce monde en tout cas. Le chagrin avait envahi son être, s’insérant par chaque pore de sa peau. Les souvenirs sanglants dans lesquels elle s’était aventurée, laissèrent place à une vision de son passé, autant douloureuse que celle qu’elle venait de vivre. Une fillette recroquevillée sur elle-même s’imposa à elle. « Lèves toi Zoey. » L’enfant aux aguets releva la tête rejetant ses délicates boucles brunes en arrière. Elle le regarda, lui son père, le seul être qui lui restait, avec des yeux baignés de larmes. Une poigne de fer s’abattit sur son bras, la relevant. « Pleurer est réservé aux faibles. » Il était bien futile qu’elle regarde ce qu’il venait de déposer au creux de sa main. D’un froid glacial aux rebords tranchants, c’était une arme blanche.

La jeune femme abandonna les fantômes du passé pour retourner à la dure réalité : le présent. Ses deux prunelles ambrées avaient retrouvé un certain éclat lorsqu’elle regarda droit devant elle. Il avait eu tord, tristesse n’était pas le synonyme de faiblesse. Elle était une force, comme l’effet domino, elle engendrait d’autres sentiments dont la vengeance et la détermination. Zoey était forte car elle n’abandonnait pas, jamais.

Le silence emplit à nouveau la pièce quand la jeune chasseuse mit fin à la douce mélodie que fredonnait l’eau en glissant sur ses formes. Des frissons lui parcoururent l’échine et elle estompa cette sensation lorsqu’elle s’emmitoufla dans son peignoir en éponge. Puis, elle se rendit dans sa chambre afin de se vêtir. La porte de son armoire émit un long grincement lorsqu’elle s’entrouvrit, à en faire entrechoquer les dents de n’importe quel être humain, créant uniquement chez la jeune femme de l’agacement. Son doigt parcourut la pile de vêtements jusqu’à dégoter une tenue composée d’un haut prune et d’un jean foncé. Elle s'empressa de les enfiler puis elle passa sa main dans ses cheveux afin de leurs donner un mouvement. Ne pouvant pas rester davantage entre ses murs, elle rejoignit sa porte d'entrée et sortit, sans jeter le moindre regard au paillasson devant chez elle. Elle avait définitivement besoin d'air, elle étouffait ici.

Dès lors qu'elle fut à l'extérieur, les rayons lunaires effleurèrent son visage tels une douce caresse troquant son habituel teint légèrement rosé contre une peau laiteuse, dont les sombres cheveux en accentuaient la pâleur. Ses yeux de biche avaient été soulignés d’un très léger trait d’eye-liner, seul maquillage dont elle était pourvue, qui suffisait à mettre en valeur l’ambre de ses prunelles.

Elle s’était enfoncée dans la fosse aux lions qu’était le Buffalo Bar, désireuse de boire un verre et d’oublier ses tristes pensées. Tels des vautours, les hommes présents partaient déjà en conquête de leur proie, adressant à la jeune femme un intérêt tout particulier lors de son passage, laissant à leurs yeux le plaisir de contempler ce que jamais leurs mains auraient la possibilité de toucher. Feignant l’ignorance, elle s’adossa à l’un des billards, le seul non occupé, une queue dans une main, l’autre appliquant de la craie sur l’une de ses extrémités. Une voix masculine, douce et mélodieuse, s’adressa à son attention. « Je ne suis pas intéressée. » répliqua-elle aussitôt, sans même lui adresser le moindre regard. C’était une belle entrée en matière qui laissait entrapercevoir l’humeur de la demoiselle.

Dans les choix qui s’offraient à elle, elle continua à opter pour l’ignorance, retirant le triangle qui retenait les boules ensemble. Il était toujours là, elle pouvait sentir sa présence dans son dos et son regard porté sur elle. La queue percuta la boule blanche qui s’avança dans l’arène pour venir bousculer les autres. Elle profita de cette opportunité pour faire face à son interlocuteur, rencontrant son regard. Etrangement, il ne lui était pas inconnu et en détaillant minutieusement son visage, elle fut capable d’en retrouver chaque ligne qui le parcourait. Il lui était pourtant impossible d’y mettre un nom dessus, pas même un souvenir. Décontenancée, elle s’arracha à sa contemplation sans avoir prononcé le moindre mot, pour voir si une boule avait atteint l’un des réservoirs. Dès lors qu’elle constata la médiocrité de son tir, une moue boudeuse se logea au coin de ses lèvres. Elle regarda à nouveau son interlocuteur recherchant l’ébauche d’un sourire sur son visage. « Etes vous toujours tenté de me montrer vos talents ? » finit-t-elle par lâcher alors que ses lèvres, telles deux pétales de roses, esquissèrent un délicieux et doux sourire. Elle venait de l’inviter dans la partie, tendant le long objet de bois vers ce bel homme au visage connu.

« I know this face…but I can’t remember where I see you….»

Cette sollicitation était pour la jeune femme, l’opportunité de satisfaire une curiosité sous-jacente. Elle n’avait d’objectif que de stimuler ses souvenirs à la recherche d’une quelconque image du bellâtre. Sa présence proche d’elle titillerait peut-être davantage son esprit, tel était son souhait. En tout cas pour le moment, son désir n’était pas satisfait, laissant le goût amer de la frustration alors qu’elle le fixait et que l’ombre d’un sourire significatif apparaissait sur les lèvres de l’immortel. Il avait raison de l’approcher à pas de velours, la réaction de la chasseuse n’aurait pas été la même si elle avait su qui il était et ce qu’il souhaitait obtenir d’elle…

Diderot a écrit un jour que l’observation recueille les faits ; la réflexion les combine ; l’expérience vérifie le résultat de la combinaison. Le considérant du regard, Zoey n’avait pas manqué de remarquer sa beauté et son charme. Authentique Apollon flânant parmi les mortels, sa beauté n’avait nulle autre pareille, irréelle, rendant les autres hommes en ces lieux bien plus fades et inintéressants. Elle notait qu’il s’évertuait à attraper l’objet à un endroit où elle ne le tenait pas. Ne se dépareillant pas de la douceur de son sourire, la chasseuse conservait cependant sa méfiance. S’il y a bien quelque chose qu’on lui avait apprit depuis qu’elle n’était qu’une enfant, c’était à se méfier de tout et tout le monde. Elle avait toujours eu cette difficulté à accorder sa confiance par la suite, y compris à des êtres proches, qui s’assimilaient le plus à des amis, voir à des petits amis. Au fond, ce n’était pas si grave, la solitude était la meilleure amie des chasseurs.

Elle connaissait l’existence des créatures aux canines acérées d’où sa méfiance vingt-quatre heures sur vingt quatre. Elle les avait vues à l’œuvre avec l’une de leurs proies et elle savait comment elles agissaient. Tel un arachnide, le vampire se faufilait auprès de sa victime, délicat ange des ténèbres, venant la charmer et lui plaire pour mieux l’attirer dans la toile qu’il venait de tisser. Une fois fait, il ne lui restait plus qu’à se délecter de la proie capturée. Contrairement à bien des humains, la jeune femme savait que les vampires n’étaient pas uniquement créations sorties tout droit des écrits d’un homme fou, elles étaient réalités. De part leurs existences, la demoiselle avait subi un entrainement écrasant son innocence d’enfant.

Alors que les petits jouaient à la dinette, ou au foot, elle était un fusil entre les mains à tirer sur des cibles en papier. Elle se rappelait les remarques que ses camarades d’école lui faisaient quand elle était à l’école. En activité peinture, au lieu de dessiner des nuages bleus et des princesses, c’était des monstres et du sang qu’elle représentait. Mais c’était ainsi, c’était son héritage, dangereux et mortel, il était sien. Son père l’avait formé pour qu’un jour elle soit la jeune femme forte qu’elle était aujourd’hui et qu’elle puisse continuer la lutte contre les vampires, poursuivre la tradition familiale. Ainsi, elle ne prenait pas uniquement la place de l’être traqué mais aussi celui de la traqueuse. Peut-être était-ce elle qui s’évertuait à l’attirer dans ses filets, interprétant la fragile et frêle humaine sans défense…

Se perdant dans le puit sans fond de ses ravissantes prunelles, la jeune femme aux allures si innocentes, suivait ses explications. Elle prit appui contre l’une des trois autres bandes du billard qui lui restait afin d’observer ses gestes. Sa comparaison laissa entrevoir le parfait séducteur qu’il était, maniant les figures de style avec finesse. Son tir fut tout aussi parfait qu’il ne l’était, la boule rouge prenant une trajectoire qui la conduisit jusqu’au trou où elle disparut. « Séduction que vous avez l’air de manier à la perfection… » dit-t-elle sur le ton de la constatation relevant les yeux alors qu’il l’avait rejointe.

Elle tendit la main pour récupérer la queue, mais contrairement à lui, elle ne l’évita pas. Ses doigts s’aventurèrent à effleurer ceux de l’immortel pour en sentir la froideur. Peut-être s’attendait-t-il à ce qu’elle ait un mouvement de recul mais elle n’en fit rien. Pour être clair, elle le soupçonnait d’être un vampire mais des doutes persistaient. Elle avait rencontré des humains, beaux à se damner, le teint pâle, les extrémités de leurs membres assimilables à la froideur du marbre. Elle n’avait pas droit à l’erreur et avait toute la soirée pour confirmer ce qu’elle soupçonnait. Elle était patiente et avait tout son temps.

En attendant, c’était à son tour de jouer. De ce fait, elle regarda la disposition des boules, son doigt parcourant le rebord du billard alors qu’elle en faisait le tour. « Laquelle choisiriez vous à ma place ? » demanda-t-elle hésitant entre une ou deux. Il y avait bien une jaune, à proximité d’un trou mais elle était trop proche d’une rouge. Il y avait aussi la jaune toute seule mais mal-placée. Se penchant sur la table, son regard fit des va-et-vient entre l’Apollon et le jeu, indécise. Et dire qu’elle n’avait même pas besoin de toucher quoi que ce soit pour amener toutes ses boules dans un même trou. Il lui suffisait d’un peu de concentration et les boules se seraient déplacées toutes seules, poussées par une brise imaginaire dont Zoey avait le contrôle. C’était tentant mais elle avait conscience qu’il ne fallait pas, la télékinésie était un grand avantage qu’elle possédait, or il ne fallait jamais dévoiler la meilleure de ses cartes dés le début de la partie…